Si ces établissements publics entendent tous renforcer la notoriété de leurs musées via le numérique et rajeunir leur public, les dernières innovations numériques ne font leur entrée qu’après avoir été testées, expérimentées et validées par chacun. Pour peu que celles-ci résonnent avec les lieux et le propos muséal dispensé, les médiations n’hésitent plus à recourir à la réalité augmentée, hybride ou virtuelle et à multiplier les applications de visite mobiles et géolocalisées.
Le réseau formé par les musées et les échanges réguliers qu’entretiennent la Rmn-GP, Paris Musées et le CMN, facilitent dès lors les économies d’échelle et l’intégration de ces nouveaux outils dans les parcours de visite. Enfin, le recours aux start-up et, plus largement, à tout l’écosystème numérique, est de plus en plus valorisé.
La Rmn-GP fait entrer le numérique dans les musées des Beaux-Arts
Parmi les expositions phares de la fin 2017, Gauguin, l’alchimiste fait l’objet d’un déploiement inédit d’outils de médiation numériques à base de photogrammétrie 3D, reconstitution 3D, réalité virtuelle et augmentée.
Pour la Rmn-GP, qui produit l’exposition, Gauguin, l’alchimiste constitue même un cas d’école : « La vocation des musées des Beaux-Arts gérés par la Rmn-GP est de focaliser toute l’attention du public sur les œuvres exposées. Mais les institutions culturelles ne peuvent plus faire l’impasse sur ces évolutions, même si celles-ci sont plus lentes que dans les musées scientifiques », rappelle Roei Amit, chargé du numérique à la Direction des publics et du numérique de la Rmn-GP.
Très adroitement, la scénographie de Nicolas Groult et Valentina Dodi fait en sorte de réserver aux œuvres d’art la primauté des salles d’exposition, mais glisse entre elles comme des respirations très attendues par le public, des espaces de projection qui présentent des documentaires renseignant sur les techniques employées par l’artiste.
Réalisée par Réciproque, cette série Secrets de fabrication est diffusée sur de grands écrans légèrement courbes. En clôture du parcours, une animation 3D de grande taille sur tulle transparent évoque, sur 360°, la Maison du Jouir, la dernière demeure de Gauguin. Signée par Réciproque, cette mise en scène élégante pallie le manque d’informations sur le sujet en empruntant à l’hologramme son caractère immersif.
Gauguin, l’alchimiste a fait également l’objet d’une campagne de numérisation 3D inédite, menée par l’agence photographique de la Rmn-GP. Pas moins d’une trentaine de tableaux et sculptures ont été captés en photogrammétrie 3D très haute définition (entre 600 et 1 000 images par objet).
Ces captations 3D photoréalistes, traitées entre autres avec les logiciels CapturingReality, Geomagic Wrap et Mari3D, se retrouvent en bonne et due forme dans les films documentaires ; elles sont accessibles sur l’application mobile de l’exposition (sur iOS et Android) réalisée par Mazédia sur la plateforme Wezit.
Ces mêmes modèles 3D sont également proposés en ligne et sur les réseaux sociaux, via le player Sketchfab, ainsi que sur l’e-album (pour iPad et tablettes Android) et le catalogue de l’exposition. Grâce à une fonctionnalité de reconnaissance d’images, les reproductions « augmentées » peuvent être scannées puis manipulées en temps réel et à 360 °.
« Pour cette exposition, nous avons expérimenté différents usages de l’image 3D dans un contexte muséal, se félicite Roei Amit. Fin 2017, notre catalogue a dépassé les 700 reproductions 3D d’objets d’art et tableaux. »
Enfin, pour compléter son offre numérique, la Rmn-GP s’est, une nouvelle fois, associée à Arte pour produire un documentaire de 52 minutes, ainsi qu’un dispositif en réalité virtuelle. Signé par Hayoun Kwon et réalisé par Innerspace (avec l’outil Quill d’Oculus), celui-ci constitue un voyage immersif de 4 minutes remémorant, de manière sensible, le choc esthétique de Gauguin lorsqu’il aborde Tahiti pour la première fois. Cette évocation est proposée sur écran et tablettes, par les chaînes YouTube et Facebook du Grand Palais et la plate-forme Arte360 (pour GearVR et Daydream).
Gauguin, l’alchimiste n’a pas été la première exposition produite par la Rmn-GP à faire l’objet d’un tel déploiement d’outils numériques. L’exposition Sites éternels, produite avec Iconem, avait livré fin 2016 une mise en scène qui avait fait date, dont la médiation reposait sur plusieurs visites en réalité virtuelle de sites archéologiques comme Palmyre ou le Krack des Chevaliers filmés à 360 °, ainsi que des photogrammétries 3D d’œuvres issues des fouilles.
Les expositions Velázquez et Picasso.mania avaient fait appel, elles aussi, pour leur médiation, aux lunettes connectées de Google, lesquelles étaient proposées au public en complément d’une présentation plus conventionnelle des œuvres. « Le recours à de tels outils de réalité hybride utilisés dans le temps de la visite ne va pas manquer de s’amplifier dès que le matériel se sera stabilisé. »
Au palais des Beaux-Arts à Lille, l’offre numérique se compose, cette fois-ci, d’écrans géants en 4K connectés à une table tactile permettant de zoomer presque à l’infini dans plusieurs œuvres du musée. La saison 2018 de la Rmn-GP n’est pas non plus en reste de dispositifs de médiation originaux…
Dans l’exposition collective Artistes & Robots annoncée au Grand Palais, laquelle introduit des artistes comme Jean Tinguely ou Takashi Murakami, seront proposées, pour la première fois dans un tel cadre, des impressions 3D. Dans Venise au temps de Tiepolo et Vivaldi (printemps 2018) également, des outils numériques développés en partenariat avec l’École polytechnique de Lausanne étendront le propos muséal.
En plus de la médiation, l’aspect serviciel correspond également à un autre grand axe de développement de la Rmn-GP. Pour les musées de service à compétence nationale, dont elle a la charge, l’établissement produit leur plate-forme de site Internet, la billetterie en ligne (plus de la moitié des visiteurs du Grand Palais achètent des e-billets) ainsi que l’application mobile.
Les grands musées nationaux étant plus autonomes, la Rmn-GP s’occupe de gérer de manière mutualisée la photothèque et la base d’images, laquelle est entièrement numérisée et comporte plus d’un million de reproductions.
Le réseau « amplifié » par le numérique de Paris Musées
Les sites patrimoniaux les plus emblématiques seront-ils un jour tous accessibles en réalité virtuelle ? Pour Philippe Rivière, chargé du numérique à Paris Musées**, cette offre est tout à fait plausible. D’ores et déjà, treize musées du réseau Paris Musées (14 au total) ont fait l’objet de visites virtuelles à 360 ° dans le cadre de Muséosphère.
Pour cet outil d’éveil culturel en ligne disponible depuis trois ans (sur tous terminaux) à destination du jeune public, une plate-forme responsive avait été élaborée avec Moskito, comportant de nombreux parcours de visites, accompagnés de notices.
Avec la réalité virtuelle, l’établissement public va beaucoup plus loin et entend présenter, à partir du printemps 2018, un prototype très qualitatif de visite virtuelle basée sur la photogrammétrie 3D s’adressant cette fois-ci à un public « empêché » (éloigné ou hospitalisé). Cette expérimentation portera sur l’atelier du sculpteur Antoine Bourdelle et la découverte de son œuvre Le Centaure mourant.
Réalisée par Art of Corner qui s’était déjà fait remarquer par la visite en réalité virtuelle et photoréaliste de l’atelier Utrillo-Valadon à Montmartre (sur casques HTC Vive et Oculus Rift), cette nouvelle expérimentation permettra au visiteur, dont le cheminement n’est pas contraint, de découvrir l’atelier de l’artiste dans ses moindres détails.
Si la captation photo s’élabore toujours à partir d’un appareil reflex dans des résolutions de l’ordre de 24 millions de pixels, l’« empreinte » du lieu comporte un plus grand nombre de points de vue (environ 2 500 clichés) et la reconstruction du modèle 3D a été optimisée.
« Nous avons développé des techniques plus pointues pour reconstruire le modèle 3D : les logiciels de photogrammétrie du marché (Photoscan, Reality Capture, etc.) n’offrant pas un rendu suffisamment exploitable pour une visite virtuelle photoréaliste, note Frédéric Purgal, fondateur d’Art of Corner. Mais le modèle 3D brut nécessite toujours un nettoyage manuel infographique important. »
Plus rapide à se construire (de l’ordre de quelques mois), la visite, qui comporte un grand nombre d’objets à découvrir, pourrait aussi inclure plus d’interactivité (comme la manipulation de photos), s’enrichir de nouvelles fonctionnalités et agréger d’autres types de contenus. Un design sonore approprié ou l’intégration de parties de l’audioguide en différentes langues sont à l’étude ainsi que celle de personnages en mouvement, toujours au rendu photoréaliste, abordés cette fois-ci en vidéogrammétrie.
Tous ces éléments visent à renforcer l’accroche narrative (ou storytelling) de la visite, une demande spécifique de l’institution. Pour que l’expérience immersive touche un plus grand nombre de visiteurs, une version spécifique « dégradée » téléchargeable sur smartphone ou adaptée aux casques Samsung GearVR ou Google sera proposée en complément d’une offre sur casques HTC Vive et Oculus Rift.
Si l’évaluation et la réception auprès du public-cible s’avèrent concluantes, cette expérimentation hors les murs pourrait être étendue aux autres musées du réseau qui regroupe des sites aussi différents que le Petit Palais ou le musée Cognacq-Jay. « L’intérêt de former un réseau de musées est de pouvoir expérimenter et évaluer des dispositifs, puis, grâce aux économies d’échelle, en faire profiter les autres musées », note Philippe Rivière.
Paris Musées, producteur par ailleurs pour le jeune public du jeu vidéo Mission Zigomar créé avec Tataragne (web et tablette), n’est pas en reste sur son offre in situ d’outils numériques et expérimentations. Présents à la fois dans les collections permanentes ou expositions temporaires du réseau, ces dispositifs se déclinent sous la forme de parcours mobiles, d’immersions vidéo ou de tables multitouch (musée Cernuschi), toujours au service d’une personnalisation de la visite et en lien très fort avec le propos muséographique et la médiation générale.
Pour la maison de Victor Hugo à Paris, Paris Musées fait ainsi appel à la technologie Tango de Google afin de proposer sur tablette une visite en réalité augmentée 3D sonore et spatialisée qui fera revivre le lieu où vécut l’écrivain.
« Le son est un média très porteur pour la médiation, remarque Philippe Rivière. Si les musées ont commencé par intégrer des audioguides dans leur médiation, ce n’est pas un hasard. Mais le son reste trop peu exploité dans les scénographies. »
Pour l’exposition Parfums de Chine du musée Cernuschi qui a ouvert ses portes le 8 Mars, c’est une visite olfactive cette fois-ci qui introduit le sujet. Dans chaque salle, un dispositif permet de découvrir un parfum, et un audiovisuel associé racontera la manière dont celui-ci a été créé.
Le parcours muséographique de l’exposition Les Impressionnistes à Londres (Petit Palais, juin 2018) optera par contre pour une imposante vidéoprojection sur écran courbe (avec le prestataire audiovisuel Découpages). Histoire d’embarquer le visiteur sur le bateau pris par les artistes français.
CMN entre applications et expérimentations
Près de huit ans séparent les installations muséographiques mises en place à l’Abbaye de Cluny par On Situ et la maison de Georges Clemenceau. Si les techniques de médiation et le matériel ont évolué, les objectifs du CMN, qui gère un réseau de cent monuments (toutes tailles et époques confondues), restent les mêmes.
« Nous cherchons toujours à rendre plus intelligibles et vivants les monuments en optant pour une technologie qui a du sens avec le message de médiation que l’on veut faire passer », rappelle Laure Pressac, chargée de la mission Stratégie, Prospective et Numérique depuis 2014. La réalité augmentée a fait ainsi, de manière pérenne, son entrée à la Villa Cavrois il y a deux ans et, en décembre 2016, à la Conciergerie.
Pour ces publics très différents (le visitorat de la Conciergerie est très international), ont été proposées des visites sur tablette permettant de découvrir le monument de manière enrichie. Avec tous ses meubles et sa décoration reconstitués en 3D pour le premier, avec des ambiances fortes simulées pour le second (toujours à base de 3D).
Grâce à l’HistoPad, développé par Histovery, le visiteur découvre ainsi l’édifice à l’époque du Moyen Âge et à la Révolution – et la cellule de Marie-Antoinette dûment restituée. Parcours personnalisé également à la maison de Georges Clemenceau (à Saint-Vincent-sur-Jard) pour lequel un dispositif de réalité « superposée » sur tablette vient d’être mis en place. L’hôte illustre revit au travers de plusieurs séquences vidéo tournées à 360 ° sur place par le réalisateur Vincent Burgevin. Cette application a été développée par la start-up SkyBoy à partir de leur technologie maison Overlap Reality.
Collaborant régulièrement en partenariat avec les acteurs du numérique, le CMN se trouve ainsi constamment en mesure d’innover. Et les dispositifs qui en découlent servent parfois autant la médiation que la recherche.
Le travail mené avec Google par exemple sur la captation 3D en gigapixels de la tenture de l’Apocalypse d’Angers apporte aux équipes en charge de sa conservation de précieuses indications grâce à son extrême précision. Cette captation a été aussi mise au service du public en faisant l’objet d’un film 3D – diffusé à l’entrée de l’espace de visite – et d’une application interactive sur des postes Internet dans le cadre d’une exposition temporaire.
Fort de ces implantations pérennes remarquées, le CMN mène, toujours in situ, des expérimentations dans le domaine de la médiation numérique. Pour le château de Pierrefonds, a été testé en novembre dernier le temps d’un week-end, un dispositif de réalité mixte à base de lunettes HoloLens de Microsoft. Développée avec le logiciel Minsight (Opuscope), l’application, une première dans un site patrimonial, a permis aux visiteurs de découvrir, dans la salle des Preuses, des armures reconstituées en 3D et de les manipuler. Dès que l’équipement en réalité mixte sera plus accessible en termes de coût, l’institution sera à même de proposer à son réseau un nouvel outil de médiation déjà éprouvé.
Au mois de décembre dernier, à la Villa Savoye du Corbusier, était aussi en test un parcours de visite généré par chatbot au moyen d’un robot conversationnel appelé Mona. Selon l’endroit où se tient le visiteur, Mona le renseigne et répond à ses questions par écrit – et au travers de vidéos – via Facebook Messenger. « Nous voulions mettre ici à la disposition du public un dispositif plus léger et nomade qu’à la Conciergerie ou à la Villa Cavrois, poursuit Laure Pressac. Le visiteur fait la visite à son rythme et sur son propre terminal. »
Pour cette expérimentation à base d’intelligence artificielle, une première également, le CMN a travaillé en partenariat avec Paris-Musées et la jeune start-up Ask Mona.
Une autre priorité de l’établissement public, le premier opérateur touristique et culturel en France (plus de 8 millions de visiteurs par an), est d’adresser des parcours de visite adaptés à une multiplicité de publics. Au lieu de faire appel à un prestataire pour chaque exposition, le CMN a choisi de créer une « usine » à applications permettant à chaque site d’éditer et de personnaliser sa plate-forme de visite.
D’ores et déjà, une dizaine de monuments disposent de leur propre application scénarisée (disponible sur les stores d’Apple et Android). Ainsi les parcours pour un public famille Sur les pas du roi au château de Vincennes ou La Ménagerie fantastique au château de Pierrefonds. Une dizaine d’autres parcours, toujours téléchargeables sur place, sont programmés pour 2018.
« Qu’il s’agisse d’une application de visite ou d’un dispositif en réalité augmentée, l’objectif du CMN est toujours de procurer au visiteur une expérience réelle et sensible du monument, observe Laure Pressac. Le numérique ne permet qu’une transformation de l’offre qui continue à s’appuyer sur des supports conventionnels du type brochures ou audioguides. »
* Extrait de l’article paru pour la première fois dans Sonovision #9, p.18-21. Abonnez-vous à Sonovision pour accéder à nos articles dans leur totalité dès la sortie du magazine.
** Lire aussi notre article « Rencontre avec Philippe Rivière, en charge du numérique au sein de Paris Musées »